Sur la brevetabilité des logiciels

Le statu quo en Europe

    En France, les droits de propriété sur un logiciel s’articulent autour de deux dispositions essentielles du code de la propriété intellectuelle. D’une part, l’article L 112-2 indique que les logiciels sont des "oeuvres de l’esprit”, donc que leurs créateurs sont protégés par les droits des auteurs. Cette protection n’est pas attachée à une démarche particulière, puisqu’elle naît du seul fait de l’activité de l’auteur. Il s’agit clairement d’un droit des faibles. D’autre part, l’article L 611-10 indique que les inventions brevetables doivent être susceptibles d’applications industrielles, et exclut des inventions brevetables “les théories scientifiques et les méthodes mathématiques... les plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le domaine d’activité économique, ainsi les programmes d’ordinateur; ...”. Des dispositions similaires sont en vigueur dans différents pays, en particulier en Europe, du fait de traités internationaux. Il convient de noter que cette législation, si elle interdit de breveter un logiciel en tant que tel, ne s’oppose pas à la protection par un brevet d’un logiciel ayant une application dans un processus physique, comme un automatisme ou une mesure. Pour prendre un exemple concret, l’un de nos brevets [P17] concernant un dispositif pour la localisation de défaut sur câbles sous-marins de télécommunication, peut être considéré comme la combinaison de techniques connues (nécessitant une mise en oeuvre manuelle), et d’un moyen de traiter automatiquement des paramètres mesurés en utilisant une base de données. Ceci est très proche d’un brevet portant sur un logiciel! Les demandes pour ce brevet n’ont pas été rejetées par les examinateurs des offices de brevet chargés de son examen, car la partie logicielle de l’invention était nécessairement associée à une partie matérielle autre qu’un simple ordinateur.

L’approche opposée existe aux U.S.A.

    Les Etat-Unis d’Amérique ont une approche diamétralement opposée, selon laquelle les logiciels et les méthodes des affaires (business methods) peuvent être protégées par des brevets. Par exemple, la société Amazon possède un brevet américain pour le “One click shopping”, c'est-à-dire une "méthode et système pour effectuer une commande par un réseau de communication". Des deux côtés de l’Atlantique, de nombreux auteurs considèrent que ce type de brevet n’est pas légitime. Outre que la faculté de protéger des inventions par des brevets est plutôt réservée aux grandes entreprises (droit des forts), du fait des coûts de dépôt de brevet qu’elle implique, cette législation réduit la liberté des créateurs de logiciels car :

  1. d’une part, un créateur de logiciel doit vérifier qu’il n’enfreint pas les brevets de logiciel déjà accordés ou seulement déposés, afin de déterminer s’il doit négocier des licences, ce qui implique des coûts supplémentaires (travail d’analyse et de recherche, et le cas échéant travail de négociation de licence, et prix des licences);
  2. d’autre part, l’étendue de la protection par un brevet bien conçu est large, car elle est définie par des caractéristiques nouvelles énoncées par l’inventeur, qui peuvent être extrêmement générales, à la condition d’être nouvelles.

    Il importe de souligner que ces restrictions à la liberté des créateurs de logiciels n’existent pas dans le cadre de protection par les droits d’auteur, qui est beaucoup plus restrictive : le risque de plagier sans avoir délibérément copié est très faible. Une législation permettant les brevets pour des logiciels avantage donc encore les forts dans la mesure où les détenteurs de brevets bénéficient d’une protection sur la seule base d’une description de l'invention, alors que le droit d’auteur impose que le logiciel existe pour qu’il devienne protégé : il est donc concevable de déposer des demandes de brevet en quantité, sur la seule base d’idées.

Le rejet du projet européen pour la brevetabilité

    Comme, en Europe, le principe de la non-brevetabilité des logiciels est susceptible d’interprétations différentes par les offices nationaux (i.e. les administrations traitant les demandes de brevet) et par les tribunaux, en particulier en ce qui concerne les approches contournant l’interdit, telles que celle exposée plus haut, l’utilité d’une directive permettant une harmonisation européenne peut aisément être admise. Une meilleure législation aurait dû permettre de renforcer la sécurité juridique des acteurs économiques.

    Le parlement européen a, en juillet 2005 rejeté une “proposition de directive du parlement européen et du conseil concernant la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur” émanant de la Commission, au terme d'une procédure de plusieurs années. Nous avons soutenu ce rejet, car une des dispositions de ce projet de directive, énonçant que "les états membres veillent à ce qu’une invention mise en oeuvre par ordinateur puisse être revendiquée” était trop contestable dans la mesure où elle était seulement contrebalancée par l’exigence que la possibilité de breveter soit subordonnée à l’existence d’une “contribution technique”. Cette dernière notion était extrêmement ambiguë, puisque rien n’interdisait de considérer que tout programme d’ordinateur est par nature une contribution technique! Le domaine d’application des “brevets logiciels” selon ce projet de directive aurait donc pu être très vaste, et tout aussi sujet à des interprétations variées que dans le régime présent.

    Pour quelle raison les brevets d’invention ont-ils été inventés? Pour protéger les investissements des inventeurs, en leur accordant un monopole, en échange d’une description de leur invention et du paiement de redevances. La justification de cette exception à la liberté (des concurrents de l’inventeur) d’entreprendre et de commercer, est le bénéfice que tire la société de l’activité de R&D stimulée par la possibilité d’accéder à ce monopole. Dans le domaine des réalisations matérielles, la protection par brevet est indispensable, car un principe innovant résultant d’un long travail pourrait être aisément adapté et fabriqué par un concurrent qui aurait seulement eu à examiner un exemplaire fabriqué. Dans le domaine du logiciel cependant, rien de tel. Si l’on met de côté la copie pure et simple, l’examen d’un logiciel ou d’un progiciel ne confère en aucune façon la possibilité de devenir l’éditeur d’un produit voisin : les algorithmes internes ne sont pas révélés, et le code source est à créer en partant de zéro. Une protection des logiciels par des brevets n'est donc pas utile, et n'est pas susceptible de stimuler l'activité de développement.

    Si nous nous référons aux points exposés plus haut sur la législation américaine, nous pouvons même prédire que les effets macroéconomiques de la législation proposée pour l’Union Européenne auraient été néfastes :

  1. augmentation des coûts de développement des logiciels en Europe, dans une période où ces coûts sont tels que le développement offshore se développe,
  2. détérioration de la sécurité juridique des éditeurs,
  3. diminution de la concurrence,
  4. possibilité offerte aux forts de bloquer l’évolution technique sans pour autant développer de logiciels.

    Les seuls bénéficiaires de la législation proposée eussent donc été : de grands éditeurs de progiciels, les cabinets de conseil en propriété industrielle, et les administrations chargées de traiter les demandes de brevet, par exemple l’Office européen des brevets (OEB). La décision du Parlement européen a donc été fort sage.

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